L’agitation de la veille m’avait épuisée. Les nominations, la réunification, la soirée mousse. Je m’étais couchée avec l’impression d’avoir vécu en mode accéléré pendant des heures. Et voir toutes ces nouvelles têtes… c’était une sensation étrange, j’avais l’impression qu’ils entraient chez nous, le groupe maison. J’avais l’impression qu’ils venaient perturber le quotidien qu’on avait commencé à se construire, bien que ça n’ait duré que quelques jours. Et je sentais qu’au fond de moi je leur en voulais. Aussi ridicule que cela puisse paraître. Mais je ne laisserai pas ce sentiment m’empêcher de les connaître. Je m’étais préparée à rencontrer 15 personnes en venant ici. Avoir été séparé en deux groupes avait un peu perturbé tout le monde, mais peut-être allait-on réussir à se réunir vraiment. Même si pour moi les clans étaient formés à présent.

Je m’étais réveillée tranquillement, dans le silence de la maison. Tous les lits de la chambre étaient occupés. Pour la première fois. Je sortis de la chambre silencieusement et me dirigeai vers la cuisine. Il était là. C’était un des mecs du groupe jardin. Et il n’y avait que lui. Lorsqu’il se rendit compte de ma présence, je lui souris, un sourire du matin, à peine réveillé.
Salut ! Merci, c’est toi qui as préparé tout ça ? Des fruits, de la confiture, du pain et… des crêpes. Apparemment lui n’avait pas fait de dégât, contrairement à moi l’autre jour avec Anae… Je m’installai sur une chaise face à la corbeille de fruits, regardant ce nouveau venu dans la maison un peu comme un intrus, malgré moi.

Je réalisais seulement qu’aucun candidat du groupe maison n’avait fait ça pendant les quelques jours de séparation. Il a fallu attendre que le groupe jardin s’introduise dans notre maison pour que ça arrive, pour qu’un des candidats prépare le petit déjeuner pour tout le monde. Je regrettais un peu moins la réunification. Parce que j’aime ce genre de petites attentions.  

C’est sympa de ta part, j’espère que tu te feras souvent chier le matin !
Je le regarde manger sa crêpe, tandis que j’hésite à en prendre une… J’étais persuadée que les téléspectateurs étaient en train de se remémorer le moment où j’ai moi-même voulu faire des crêpes. Je m’étais convaincue de ne plus tenter quoi que ce soit dans la cuisine, éviter une nouvelle honte ineffaçable. Finalement j’attrapai une banane, mon fruit préféré, dans la corbeille de fruits. J’en croquais un morceau avant de lui répondre.

Effectivement on s’est jamais parlé, tu fais parti du clan adverse. Je m’appelle Ana, et toi ?

J’attrape le pot de Nutella posé un peu plus loin sur la table, et y plonge ma banane avant de la reporter à ma bouche. Chaque fois que je faisais ça devant Noah, il me regardait d’un regard pervers avant d’exploser de rire, et de me dire de faire attention à la personne qui se tenait devant moi lorsque je faisais ça. Sauf que ça m’amusait, et je ne faisais jamais attention, parce que je me fichais des pensées qui pouvaient traverser leur esprit. Parce que ça m’amusait.

Il s’enchaine une deuxième crêpe, parce que lui il a réussi à en faire toute une pile contrairement à moi et ma pauvre unique crêpe de la dernière fois. Et toujours pas de Nutella pour lui. C’était peut-être une de ces personnes à vouloir manger bio et éviter à tout prix l’huile de palme ou tout autre truc dont on commençait à parler d’un coup partout, prétendant que c’était mauvais pour la santé. Je ne me suis jamais préoccupé de ce genre de choses. Déjà avant, et encore plus après ce qu’il s’est passé il y a presque deux ans. Parce que croyez-moi, on crève tous, qu’on fasse attention ou pas, qu’on en ait envie ou pas. Ceux qui veulent vivre meurent, et ceux qui veulent mourir vivent. L’injustice de la vie, l’arbitraire de la mort.

T’aimes pas les crêpes ? Je l’observe mettre du sucre sur sa crêpe, qu’il plie soigneusement.

Hein ? Oh si j’aime bien, mais j’ai décidé de les éviter pendant un petit moment, on a eu un petit.. hm.. différend. J’aurais sans doute dû m’en tenir à une réponse courte, mais encore une fois j’ai parlé sans réfléchir. Mais peu importe, je continue la conversation, après tout si j’étais à sa place je crois que je me ficherais complètement de comprendre ce que je venais de dire. Parler pour rien dire, c’était je crois l’activité la plus pratiquée dans la maison.

Il se présente enfin, et c’est donc un nominé que j’ai en face de moi. Il y en avait quand même quatre du groupe maison, enfin de l’ancien groupe maison, parce que comme il le dit si bien, on est pas vraiment adversaire, on a juste été séparé, comme ça, au hasard. Sauf que les premières affinités se font dès le début.

Enchantée Ken. Désolé pour ta nomination, au moins tu peux être sûre que j’y suis pour rien ! Mais t’as raison, on a juste été séparés au départ. J’insiste sur le juste, intentionnellement. Ca s’est passé comment de votre coté ? affinité, rivalité ? C’est tellement frustrant de pas savoir ce qu’il s’est passé entre vous. Enfin je suppose que c’est la même chose pour vous. J’avale la dernière bouchée de ma banane et me sers un café. Parce qu’un matin sans café, ce n’est pas un matin.

Je bois une gorgée de café en l’écoutant parler. Sauf que je recrache tout dès ses premiers mots. Il a embrassé Laury, et il me dit ça simplement, comme si ça n’avait aucune importance. Peut-être que ça n’en a aucune pour lui en fait. J’attrape une serviette et je m’essuie l’air de rien. Oui voilà, l’air de rien. Comme si c’était aussi normal pour moi que pour lui. Après tout s’il avait besoin de la faire taire, c’était une solution comme une autre. J’aurais peut-être même pu faire pareil. Et lui qui me dit que j’ai rien loupé. J’ai tout loupé oui. Il ne peut pas imaginer comme je lui suis reconnaissante de ce résumé express. Même si ce n’est que de son point de vue, ça m’aide. Même si je peux à peine mettre un visage sur tous les prénoms qu’il me cite, ça m’aide.

Et nous ? Qu’est ce que je peux lui dire sur le groupe maison ? J’en ai aucune idée. Franchement j’en sais rien, pourtant faudrait que je trouve quelque chose. Je peux lui dire que j’ai eu une hallucination dans la salle de bain. Qu’il se passe un truc bizarre entre Fred et moi mais qu’on serait incapable de dire quoi. Que j’ai voulu faire des crêpes mais que j’ai tout foiré. Que j’ai fiché tous les candidats du groupe maison, et que j’ai caché les fiches sous mon matelas. Non clairement, je ne peux rien lui dire de tout ça. Parce que j’ai pas envie qu’il sache pour Fred et moi. Parce que j’ai pas envie de me ridiculiser encore une fois à cause de cette histoire des crêpes. Et je veux pas qu’il apprenne l’existence de mes fiches. Alors comme je ne trouve rien à dire, je le regarde, prêt à recroquer dans sa crêpe au sucre. Je me penche sur la table, le bras tendu et je lui arrache la crêpe des mains, pour la mettre dans ma bouche.

Hm. Je crois qu’il n’y a rien de spécial à dire sur ce qu’il s’est passé dans notre groupe. Dis-je la bouche pleine.

« Ca, t’aurais jamais du faire ! ». Au secours, faut que je parte en courant tout de suite, vite le confess, vite faut que j’arrête de réfléchir et que je quitte cette cuisine, vite. J’ai peur que ma tête finisse de la même façon que le tas de crêpes. Help, help. Mais pourquoi personne n’intervient, ma tête va finir en purée sous sa main, MA TETE VA FINIR ECRASER ENTRE SES MAINS ! Je le regarde, je ne bouge pas d’un centimètre, pas de geste brusque. Je lève même les mains en l’air, en signe de paix. Je me rends, tu vois je me rends. S’il te plait ne me tue pas. Pas maintenant, pas déjà. Ma vie n’est pas encore finie. C’est pas comme ça que je suis censée mourir. « Fais gaffe à toi ! ». MAIS VENEZ M’AIDER ! J’ose pas bouger, j’ai peur qu’il se précipite, j’ai peur de gâcher les dernières secondes de ma courte vie. Tout ça pour une crêpe, une crêpe que j’ai reposé sur la table, que j’ai même pas fini de manger.

Et là. Sblam, je me retrouve avec une poignée de purée de reste de crêpes en pleine face, j’ai l’impression de m’être fait cracher dessus par un lama géant. Et c’est franchement moins agréable que me faire cracher dessus par Fred. Je suis toujours vivante, j’ai la bouche grande ouverte mais je suis vivante. Je m’essuie les yeux du revers de la main, et lance un regard de tueur à Ken. Je ne peux pas laisser passer ça. Je me lève de la chaise, doucement, contourne la table jusqu’à lui. Doucement. Un grand sourire aux lèvres. Mais plus je m’approche et plus je prends le risque de le voir se mettre à courir pour s’éloigner. Alors je lui saute littéralement dessus, j’attrape son visage entre mes mains, et je frotte mon visage contre le sien. Je me fous que mes lèvres frôlent les siennes, je frotte jusqu’à ce qu’il soit dans un état pire que le mien, visage, cheveux, cou, il en a partout. J’explose de rire. Et je profite du fait qu’il ne puisse rien voir pour attraper l’assiette et lui en vider le contenu sur la tête.

Je ne peux plus bouger, je suis complètement à sa merci, j’ai relâché ma vigilance pendant deux secondes et voilà.

AAAAAAH MAIS ARRETE !

De l’abricot, j’ai de l’abricot plein la tronche, mélangé à des restes de crêpes, et lui qui se fout de moi en me parlant de masque de beauté. Tellement gentil de sa part de penser à ma peau. Et il rigole, et son rire entraine le mien, et je peux pas m’arrêter, sauf qu’il m’étale son abricot qui semble avoir été régurgité par un bébé, et que ça me rentre dans la bouche. Je manque de m’étouffer, je tousse, c’est à peine si j’arrive à retrouver une respiration digne de ce nom. J’essaye de m’échapper, de me retourner, de trouver une position où je pourrais survivre, mais impossible. Je ressemble juste à un asticot sous les doigts du pêcheur. J’aimerais tellement ne jamais oublier ce genre de moments. C’est pour ce genre de moments que j’ai participé à cette aventure. Pour ce genre de moments, et pour les autres.

Je retrouve finalement un rythme de respiration stable, j’arrête de tousser. Et là, maintenant, à cet instant, je dois riposter. Mon esprit ne fait qu’un tour pour comprendre que je ne peux pas riposter physiquement, j’ai déjà partagé la purée de crêpes de mon visage avec le sien, inutile de recommencer avec l’abricot. Alors je tente autre chose.

L’abricot va pas me rendre rousse, pas besoin d’essayer de me transformer en Laury. J’ai la voix qui déraille légèrement suite à ma toux-étouffement, mais il m’a forcément compris. J’ai les yeux qui pétillent, je lui tirerais presque la langue, mais je ne fais qu’afficher un grand sourire. Et sa réaction ne se fait pas attendre.

J’attrape à tâtons ledit morceau de crêpe qui pendouillait de mes cheveux et lui pose sur l’épaule. Mon sourire ne disparaissait plus. Je me sentais déjà plus complice avec lui qu’avec les candidats du groupe maison avec lesquels j’avais passé les premiers jours. Parce qu’il n’avait pas l’air d’avoir peur de ce qu’on pouvait penser de lui, et j’aimais ça.

« On fait un break ? » Je ne suis pas vraiment en confiance, j’ose pas complètement me détendre parce que j’ai peur que ce ne soit qu’une feinte pour une nouvelle attaque. Et je suis pas prête, je suis encore essoufflée d’avoir failli mourir étouffer avec la compote d’abricot fabriquée par ses mains, en livraison express. Mais dans le doute, j’essaye de le croire.

Ok, break.

Je le pousse doucement sur le côté, et me relève, avant de jeter un œil à la table. Ca aurait pu être un bon petit-déjeuner avec toute la maison, mais ça ressemblait plutôt à un champ de bataille après notre passage.

Bon, bah, tes crêpes étaient délicieuses ! Merci pour ce petit dej. Je pense que j’ai même pas besoin de passer par la salle de bain, tu m’as déjà fait un super maquillage, 100% bio en plus.

Je lui tendis la main pour l’aider à se relever, signe que j’abandonnais réellement la bataille.

J’avais fait le bon choix, il avait vraiment l’air d’avoir besoin d’un break. Pas de nouvelle attaque en perspective. Je le regarde rouler sa cigarette, sentant la purée de crêpe et d’abricot sécher sur mon visage.

Ranger ? Nettoyer ? C’était tellement moins fun, l’après-bataille. Sa deuxième option était nettement plus attirante. On pouvait tout laisser comme ça, les autres ne sauraient jamais qui était à l’origine de cette tornade matinale. Et Ken leur avait même laissé un bout de crêpe… Je sais, je ne devrais pas penser comme ça. Je savais pourtant que la colocation ne pouvait pas bien se passer si tout le monde n’y mettait pas du sien, particulièrement niveau ménage et nettoyage. Et là, on avait tout dégueulassé, plus ou moins volontairement. C’était la moindre des choses de nettoyer. Mais…

S’isoler, toi, moi ? Si ça nous évite de tout nettoyer, je vote pour. On va se cacher où ? Fais-moi rêver.

Je lui souris, attendant avec impatience sa réponse. Mais ne va rien t’imaginer, mes pensées sont pures !

La journée ne faisait que commencer, et j’avais déjà l’impression d’avoir vécu toute une flopée de folles aventures ! Mécaniquement, je rassemblais tout ce qui traînait sur la table vers le centre, sans vraiment m’en rendre compte.