C'était maintenant que tout allait se compliquer. Si Art avait accepté de suivre Stanley dans la chambre, il n'était pas prêt. Pas prêt à être le "Don Juan" dont Stanley lui avait parlé. Loin d'être prêt à jouer le dragueur le temps de cette soirée. Vraiment loin d'être prêt, et pourtant, voilà que Stanley lui présentait déjà sa "cible". Cette jeune femme qu'il avait choisi pour lui. Pour la technique du Coup de Foudre. Nine, une jeune femme aux yeux très bleus, tellement bleus, tellement beaux. Nine, qui ne s'attendait pas à sa venue. Et qui était surement loin de s'attendre à ce qui était sur le point de se passer.

Art était comme coincé dans le cadre de la porte de la chambre. Son corps refusait d'avancer. Parce qu'il avait honte que la première impression que Nine aurait de lui serait ce test un peu idiot que Stanley venait de lui expliquer. Art avait honte d'être associé à ça, il n'avait pas envie que Nine pense qu'il était cette personne, ce dragueur qui était à mille lieues d'être qui il était réellement. Le plan de l'homme blond ne lui plaisait pas du tout, mais il fallait qu'il l'exécute. Il avait promis. Et puis, peut-être que Nine comprendrait. Peut-être qu'elle en rirait. En tout cas, il n'avait pas encore commencé qu'il avait déjà hâte de tout lui expliquer. Pour qu'elle comprenne et que peut-être, elle lui pardonne.

« Accostez votre cible, mais faites mine de marcher au ralenti ». Première étape et pas des moindres. Stanley lui avait conseillé de n'enfiler ses chaussures qu'à moitié pour avoir l'air plus "crédible". Et c'est ce qu'Art fit. Il se mit à marcher, lentement. Il était instable, nonchalant mais il finit par arriver à destination. Devant Nine, qui avait l'air perdue. Qui avait déjà l'air de le trouver ridicule. Mon Dieu, mais dans quoi s'était-il lancé ?

Les yeux d'Art se perdaient dans le regard bleu clair de la jeune femme alors qu'il entamait la deuxième étape du Coup de Foudre. Un regard neutre, dans lequel il aurait aimé qu'elle lise toute la vérité instantanément. Le regard d'Art plongé dans le sien, le regard d'Art grâce auquel il aurait aimé qu'elle comprenne tout et qu'elle vienne le sauver. Le sortir de là. « Fixez votre cible dans les yeux jusqu'à ce qu'elle se mette à parler. »

Nine se retenait de rire, parce qu'elle n'était pas voyante. Elle ne saurait pas ce qui se passe avant qu'Art ne lui explique. Elle n'était pas voyante, et Art ne l'était pas non plus. Pourtant, il fallait maintenant qu'il prévoit quand elle allait parler. Pire, il fallait qu'il sache ce qu'elle allait dire avant qu'elle le dise. Pour pouvoir dire la même chose, au même moment. C'était ça, la prochaine étape du Coup de Foudre... « Essayez d'imiter exactement ce qu'elle dit, puis arrêtez vous quand elle s'arrête. Recommencez lorsqu'elle reprend la parole. »

Se fier aux lèvres de Nine. Les fixer, pour remarquer quand elles arrêteraient de sourire, quand elles commenceraient à bouger, quand elles seront prêtes à sortir des paroles, quand son sourire se transformera en mots... Il fallait qu'Art soit prêt. Prêt à ouvrir sa bouche aussi, au même moment, pour marmonner, bafouiller, bredouiller des sons qui ressembleront à ceux que Nine produirait. Mais il était loin d'être prêt quand la question arriva enfin. Tôt, trop tôt.

J'peux t'aifhkjjepg-er ?

Pause. Respiration. Concentration. Parce que d'autres paroles arrivèrent. D'autres paroles à imiter. Recommencer.

Ou feoheergthyjunhgfddghjredfgrefvjhytrdohgekejd les dévisager ?

Il avait fini sa phrase un peu après Nine. En décalé. Mais c'était le mieux qu'il allait pouvoir faire. « Cela crée l'illusion que vous êtes tellement en phase que vous alliez dire exactement la même chose qu'elle. » … Donc il fallait qu'il ait l'air surpris. Surpris que Nine ait parlé en même temps que lui. Qu'ils aient dit exactement la même chose, exactement au même moment. Fausse connexion mentale. En mauvais acteur, il ouvrit la bouche et fit les yeux ronds. Ceci, mesdames et messieurs, était la pire interprétation de la surprise au Monde.

Il sentit que la bouche de Nine n'avait pas fini de parler, mais il fallait qu'il arrête de la fixer pour risquer un regard furtif à Stanley. Stanley, qui les observait sans rien dire de l'autre côté de la pièce. Un regard qui criait à l'aide. Devait-il continuer quand Nine allait se remettre à parler ? Devait-il se ridiculiser encore une fois ? Ou pouvait-il passer à l'étape suivante ? Stanley. Appel à l'aide. Aucune aide... Il sentait bien que sa colocataire pouvait se remettre à parler à tout moment. Parce que le silence pesait déjà et qu'elle ne savait toujours pas ce qui se passait. Art ne savait pas non plus. Mal à l'aise comme jamais. Mais dans quoi s'était-il lancé ?

Heureusement, Nine comprit enfin que ce n'était pas Art et que c'était contre sa volonté. Elle avait compris. Un peu trop tard, et pourtant juste au bon moment. Un peu trop tard, elle s'adressait maintenant à Stanley directement. Un peu trop tard, Stanley avait pris le relai, le voilà qui arrivait au ralenti. Un peu trop tard, mais juste au bon moment. Parce qu'Art n'aurait pas pu continuer. Parce que les paroles de Nine étaient devenues trop crues, trop violentes, trop brûlantes. Art allait laisser tomber. Parce qu'il n'aurait pas été capable de répéter tout ça. Ou même de faire semblant de dire tout ces choses blessantes.

Heureusement, Stanley l'était. Et il l'avait fait pour lui. Et il était beaucoup plus à l'aise qu'Art. Art, qui les observait, Stanley et sa confiance à tout épreuve, se demandant s'il avait toujours été comme ça. Se disant comme il aurait aimé naître avec le même don. Malheureusement, il était né Art, pas Stanley. Malheureusement, aujourd'hui il était très Art, et pas du tout Stanley. Et malheureusement, Stanley venait de lancer la musique.

Cette musique qui vint lui rappeler que le calvaire n'était pas fini, parce qu'il restait une étape cruciale. Cette musique qui venait du smartphone de Stanley. Une chanson qu'Art n'avait jamais entendu avant aujourd'hui, mais qui était des plus cliché d'après ce qu'il en entendait par dessus les paroles de Nine et Stanley. "Almost paradise. We're knocking on Heaven's door. Almost paradise. How could we ask for more ? I swear that I can see forever in your eyes"... Quel gros mensonge. Quelle grosse blague.

« Au moment où ils attaquent le refrain, demandez à votre cible si elle croit au coup de foudre. » La mission n'était pas finie. Il restait cette étape. Et ça y est, précisément 2 minutes 44 secondes depuis le chanson, un dernier regard à Stanley pendant le pont. Leurs yeux qui communiquaient. Refrain. Feu vert. Ensemble, cette fois parfaitement synchronisés, ils posèrent la question. Cette question ridicule, la dernière étape du Coup de Foudre et la raison pour laquelle elle portait ce nom :

"Tu crois au coup de foudre?"
Tu crois au coup de foudre ?

Une chose était maintenant sûre. Art n'y croyait pas. Il n'y croierait jamais. Et il n'y croyait clairement pas plus maintenant que Stanley et lui venaient de finir le Coup de Foudre. Pire même, cette expérience maladroite avait été à mille lieues de le rendre plus confortable. De lui donner la confiance nécessaire pour aller "parler aux femmes", pour aller "draguer". Pour "fricoter", pour "pécho", "baiser". Art était Art. Art resterait Art. Stanley avait échoué. Mais maintenant, Art - le vrai Art - rirait. Il pouvait enfin rire, devant la stupidité de la scène qui venait de se produire devant ses yeux et malgré sa volonté. Devant la stupidité de toutes ces choses qui le dépassaient encore et toujours.