Le coucher de soleil, le sommeil du ciel. Ce moment où on a l'impression que la Lune et le Soleil se relayent. Comme deux bons amis. Quand le Soleil n'en peut plus de briller, la Lune vient l'aider de bon cœur. Faire du mieux qu'elle peut. Ce service, qu'elle lui rend tous les soirs. De la même manière. La Lune veille et le Soleil va se coucher. Ils se croisent, mais ne se parlent jamais longtemps. Comme deux vieux amis.

Ce spectacle lent et silencieux, quand la Lune vient remplacer ce Soleil exténué. Le spectacle sublime et coloré de ce Soleil qui part se coucher paisiblement. Qui part rêver. Un spectacle rassurant de la meilleure façon qu'il soit. Rassurant, parce que la Terre tourne toujours. Elle tourne, de la même manière qu'avant. Qu'hier. Qu'avant-hier. En fait, elle tourne de la même façon depuis toujours. Le ciel est toujours le même. Art est toujours lui-même sous n'importe quel ciel. La constance, la prévisibilité. Rassurant.

Alors devant ce spectacle calme et prévisible, devant cette lune, toujours la même, cette lune calme et prévisible, Art se mit à sourire. Un sourire timide, toujours le même. Cette brise, cette soirée, cette Maison et ces gens. A présent, tout était rassurant. Tout lui semblait familier. Important. Comme avant. Comme toujours. Rassurant.

Apaisant. A présent, tout l'était. Assis sur la table extérieure, Art se mit à éplucher sa banane, les yeux fermés. Il entendait toutes les conversations à l'intérieur, les gens qui riaient, les bruits parasites. Il entendait un rire étouffé qui se détachait des autres rires, parce qu'il avait l'air plus proche, un rire qui semblait venir de derrière lui tant il était clair et tant il l'entendait bien... Les yeux fermés, ses autres sens devaient compenser. Amplifier. Parce que personne n'était réellement derrière lui. Ou peut-être que si.

Il entendait tout, il chérissait tout. Parce qu'il était rassuré. Infiniment rassuré. Ses poumons se remplirent d'oxygène, et pour la première fois depuis longtemps, Art constatait qu'il avait besoin de quelqu'un. Quelqu'un. N'importe qui. Il avait cette envie urgente de compagnie, ce besoin inexplicable de partager. Un besoin qu'il ne connaissait pas, qu'il n'avait jamais connu jusqu'à ce soir. Partager à tout prix. Partager avec quelqu'un ce spectacle rassurant. N'importe qui. Partager... N'importe quoi. Même sa banane.

« On profite du coucher du soleil... Art, c'est ça ? »

Une petite planète abandonnée. Au milieu d'un système solaire immense. Quand toutes les planètes tournaient ensemble, la planète Art était infiniment seule. Au milieu. Ignorée par tous les physiciens. Oubliée. Un système planétaire pour une personne. Art. Une planète qui ne tourne pas rond, une planète qui fonctionne seule. Qui croit qu'elle n'aura jamais besoin des autres planètes. Une petite planète libre. Libre comme l'Art.

Une voix qui vient l'arracher de sa galaxie. Jena. Ses yeux qui s'ouvrent lentement. Art venait de se réveiller d'un cauchemar. Il n'était pas cette planète solitaire. Il avait besoin de quelqu'un. Besoin d'une présence, cette présence qu'il avait tant rêvée et qui arrive enfin. Matérialisée en Jena. Art sourit. Un sourire immense. Le plus honnête de tous les sourires. Et sa voix qui exprime ses pensées, ses sentiments. Les plus honnêtes de tous les sentiments. Sa voix comme messagère directe de son cœur. Franchise. Innocence.

Je suis tellement, tellement content que tu sois venue.

Parce qu'il l'attendait depuis tellement, tellement longtemps... Soulagement. Délivrance. Que quelqu'un vienne le réveiller de ce cauchemar. Cette présence à ses côtés comme une évidence. Comme une lumière au bout du tunnel. Qui éclaire tout et rend soudainement tout possible. Tout devient réalisable et on revit. Cette personne qui vient tout arranger quand on ne s'attendait plus à rien. Jena, qu'Art ne connaissait pas mais qui, ce soir, était la personne qu'il aimait le plus au Monde.

Il n'avait pas écouté les mots qu'elle avait prononcés. Pas comme s'ils n'étaient pas importants, mais il les avait juste... entendus, comme s'ils formaient un tout. Quelque chose à propos du coucher de soleil. Profiter, "Art" et peut-être une question. Il n'avait pas écouté, alors il ne pouvait pas y répondre correctement. Alors il n'y répondit pas. Il continuait à sourire, à la regarder. Sans rien dire. Puis il tapota la table sur laquelle il était assis en tailleur.

Assieds-toi sur la table avec moi, si tu veux. On va regarder le Soleil se coucher ensemble !

Excitation. Euphorie. Ce sourire qui ne quittait plus son visage. Qui semblait s'y être installé pour de bon. Pour toujours. Ou au moins aussi longtemps que Jena sera là. Aussi longtemps que ce moment durera. Une banane, un verre d'eau, un soleil fatigué. Et Jenart. Deux inconnus qui se croisent, deux planètes qui se trouvent. Deux planètes inconnues réunies devant la plus grande des étoiles de leur Système solaire. Bonheur. Beauté. Art prit une bouchée de sa banane.

« Dis moi Arty, enfin si tu me permets de t'appeler comme ça, à quoi te fait penser ce coucher de soleil ? »

Jena lui répondit. Ces quelques mots qui vinrent encore une fois illuminer sa planète. Et cette impression que sa voix pouvait tout illuminer. Que Jena pouvait submerger le Monde de douceur et de gentillesse. Parce qu'elle était un coucher et un lever de soleil en même temps. Magnifique, précieux. Rare. Si peu de mots échangés et pourtant, elle semblait déjà savoir qui était Art. Elle savait. Elle savait. Elle savait tout, même pourquoi Art était Art. Elle savait, elle savait pertinemment… En un mouvement, Art pivota vers elle, le même sourire toujours collé aux lèvres, et répondit :

Oui ! Bien sûr que je te permets de m'appeler comme ça. J'adorerais que tu m'appelles comme ça !

"Arty". Mignon. Affectueux. Art aimait les surnoms plus que de raison. Il aimait s'appeler Art. Il préférait Art à Arthur. Et ce soir, il avait envie de préférer Arty à Art. Il en avait énormément envie, mais les questions fusaient à présent dans son cerveau. Pourquoi ? Pourquoi cette présence était-elle si rassurante ? Pourquoi s'était-il tourné vers elle ? Pourquoi l'avait-il préférée au coucher de soleil ? Était-elle son nouveau Soleil ? Savait-elle vraiment ? Non. Sourire disparu. Tout disparut. Les sourcils froncés.

« A quoi te fait penser ce coucher de soleil ? » Oui. Oui, Jena était un coucher et un lever de soleil en même temps. Magnifique, précieux. Rare. Mais surtout impossible. Parce que non, Jena ne savait pas. Elle avait posé la question, donc elle ne savait pas... Elle ne savait rien du tout. Art s'était laissé éblouir par une illusion. Une illusion d'Elle. Jena n'était pas Elle. Toujours pas Elle. Jamais Elle… Et maintenant, il fallait qu'il réponde à cette foutue question. Cette question qui faisait mal sans le vouloir. Esquiver, faire semblant d'avoir oublié. De tout avoir oublié. Comme d'habitude. Non. Il l'avait confondue avec Elle alors qu'elle ne savait pas. Elle ne savait pas, alors il fallait qu'il lui dise...

Le rose. L'orange. Le jaune... L'amour. Le bleu... La liberté. Rassurant...

Des mots. Juste des mots. Des mots qu'il avait prononcé en fixant sa banane à moitié disparue. Un sourire, sa tête qui se tournait à nouveau vers le coucher de soleil. Évitant à tout prix le regard de Jena, parce qu'il n'était plus le Sien. Un sourire, tellement différent de son sourire précédent. Un sourire triste. Triste, de ne pas avoir pu dire plus que ces mots. Triste, d'avoir du lui mentir partiellement. Triste, qu'elle ne sache pas. Triste, qu'elle ne soit pas Elle. Triste, qu'elle ait eu besoin de demander. Triste que lui aussi ait besoin de lui poser cette question :

Et toi ? A quoi ça te fait penser ?

Oser affronter son regard enfin, son faux sourire, son sourire triste toujours sur les lèvres. Constater avec tristesse qu'il avait bien tort. Ce n'était définitivement pas Elle. Il s'était trompé. Il avait été dupé. Si Jena avait été Elle, Art n'aurait pas eu à demander. Et elle n'aurait pas eu à demander. Parce que, si Jena avait été Elle, leur souvenir de coucher de soleil aurait été le même... Ce n'était pas Elle. Jena avait d'autres souvenirs de coucher de soleil. Jena était quelqu'un d'autre. Et Jena était en vie. Et Art était à nouveau cette planète abandonnée. Cette planète qu'Elle avait abandonné...

« Qu'y a-t-il Arty ? Que se passe-t-il ? Tu semble si triste soudainement... Ai-je fais quelque chose de mal ? »

Ce regard qui n'est pas le Sien. C'était maintenant clair. Ce regard, il pouvait l'apprécier pour ce qu'il était réellement. Ces yeux bleus qui semblaient avoir vu des choses horribles. Des yeux bleus qui, malgré tout, avait choisi, ce soir, de voir la même chose que les yeux d'Art. Avec Art. Art finit sa banane en une bouchée et maintenant, ses doigts jouaient nerveusement avec la peau. Bouleversé. Par cette présence, par ce qu'elle signifiait. Par ce coucher de soleil qui ne semblait plus exister, qui n'était pour la première fois qu'un banal élément du décor. Un accessoire.

Elle avait répondu à sa question par d'autres questions. Sa voix posée. Calme. Honnête. Comme la Sienne. Cette voix qui pose des questions vint lui arracher un sourire, différent des précédents. Un sourire désolé. Désolé de lui avoir refusé sa vraie identité. Désolé de l'avoir prise pour quelqu'un d'autre. Pour Elle. De longues secondes de silence suivirent ses questions. Ce n'était pas Elle. Pourtant, il y avait quelque chose dans ses yeux bleus qui donnait à Art cette envie de tout dire. Tout avouer. Tout expliquer. Trop en dire. Il secoua la tête, comme pour chasser ses idées. Comme pour répondre à sa dernière question. Non, tu n'as rien fait de mal. Au contraire.

Laisse tomber, c'est rien.

Sa voix imite la sienne. Elle se veut calme, sympathique. Mais elle demeure désolée. Comme son sourire. Désolé de l'avoir refusée le temps d'un instant. Désolé d'avoir espéré qu'elle ne soit pas Jena. Elle pouvait être Jena. Elle devait être Jena. Parce que Jena était géniale. Art adorait Jena. Parce qu'elle était Jena. Et qu'il était Arty. Mais ce soir, ce soir, il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas lui parler. Il ne pouvait pas s'ouvrir à elle. Pas quand Elle occupait ses pensées. Pas quand il l'avait prise pour Elle. C'était trop dangereux.

Bonne soirée…

Fuir. Seul échappatoire. D'un geste, Art sauta de la table sur laquelle il était encore assis. Un dernier sourire, puis il s'éloigna. Loin de cette table, loin de Jena qui n'était pas. Ailleurs. Il s'en était allé. Il l'avait fuie. Et plus il marchait, plus cette envie de partager grandit. Cette envie de tout lui dire, de tout lui avouer. Et d'écouter tout ce qu'elle avait à lui dire. Parce que Jena était Jena. Et que Jena était géniale. Qu'elle avait ses yeux, cette voix, qui lui donnait envie de tout dire.  

Mais ce soir, ce soir Art n'avait rien pu dire. Ce soir, il avait dû la fuir. Fuir ses questions. La fuir, malgré le fait que, quelque part, devant ce coucher de soleil, sur cette table extérieure, avec cette banane, avec Jena, le temps s'était arrêté de la plus belle façon qui soit. Malgré le fait que, quelque part, il aurait pu donner sa vie pour rester avec elle... Mais, ce soir, il les avait laissé. Jena et le coucher de soleil. Il les avait laissé, il avait renoncé à son spectacle préféré. Il avait renoncé à Jena. Et le coucher de soleil. Il l'avait laissé seul avec Jena. Il l'avait offert à Jena. Parce que Jena était géniale.