La salle CSA, le confinement, quatre murs et pas moyen d'en sortir. Art connaissait bien. Trop bien. L'enfermement. Art le connaissait mieux que personne et il l'appréciait plus que tout le monde. Mais celui de la salle CSA n'était pas comme celui qu'il aimait. Cet enfermement était sale. Pas rassurant. L'air chargé, ses yeux qui piquaient, les murs blancs. Cris, colère. La fumée.

La salle CSA. Cette pièce qu'il était venu explorer ce soir. Juste pour l'avoir vue, au moins une fois. Pour résoudre le mystère. Qu'est-ce qui se cachait derrière cette porte ? Il regretta sa curiosité instantanément. Des murs blancs. Une odeur de tabac. Pas de fenêtres, mais pas de caméras. Des paquets de cigarette. Des briquets. Du feu. L'ironie était tellement grande, mais il était le seul à comprendre pourquoi. Parce qu'il était l'avoir connue et à s'en rappeler. Cette envie de tout consumer, de tout brûler, de tout réduire en cendres. Maintenant. Avant qu'ils blessent encore. Qu'ils tuent encore... Irrationalité.

Et Lucas, debout au milieu de cette grande pièce vide, au milieu des flammes... Lucas, son colocataire, une cigarette à la main. Lucas, ce visage, cet air qu'il avait. Comme s'il était constamment en colère. Comme si tout le contrariait, même le simple fait d'exister. Comme s'il détestait tout le monde. Comme si on l'avait forcé à vivre. Le visage de Lucas et ces souvenirs qu'Art pensait enfouis, mais qui ressurgissaient très vite alors qu'il refermait la porte de la salle CSA derrière lui.

Le voilà enfermé. Des mots voulaient sortir. Saluer Lucas. Faire comme si rien ne se passait dans sa tête, comme il avait l'habitude de le faire. Alors qu'en réalité, il suffoquait. Parce qu'il y avait trop de fumée. Et parce que c'était trop dur. Dur de se faire à l'idée qu'ici, il fallait interagir. Avec tout le monde. Même quand on en avait pas envie. Interagir par principe. Parce que c'était le but du jeu. Interagir avant tout le reste. Parler, échanger, découvrir, connaître, enquêter. Mais c'était dur. Trop dur. Inhabituel. Rien n'était plus clair dans toute cette fumée. Alors Art bégaya :

Sa-salut Lucaca...

Eh merde.

Salut, Art. Une réponse inattendue. Cette réponse qu'il avait tant anticipée. Qu'il avait imaginée dure, cassante... Il s'était préparé au pire. Il s'était imaginé s'écrouler sous le poids des mots que Lucas allait prononcer. Ses mots qu'il avait imaginé durs, cassants, mais qui ne l'avaient pas été. Agréable surprise. Salut, Art. Cette réponse douce, aimable. Normale. Dans cette bouche dont il n'attendait rien. Que des rires, des moqueries. Et de la douleur. Mais Lucas n'était pas inhumain. Lucas n'était que Lucas. Son colocataire. Un candidat de Secret Story.

Et en réalité, il n'avait jamais été question de feu. Ni de rien du tout, en réalité. Juste Lucas et Art. Humain. Colocataires. Candidats de Secret Story. En réalité... Une réalité dont Art s'était encore éloigné. Mais une réalité dans laquelle il n'avait pas envie d'être. Pas maintenant. Un sourire aux lèvres, Art regardait ses doigts se promener dans les airs. Lentement, ils essayaient d'attraper la fumée. De palper l'impalpable. Réaliser l'irréalisable. Capturer l'air. Improbable. Comme cette conversation...

Non ! Non, elle me gêne pas. Elle me gêne pas du tout. C'est un nuage...

Un nuage, dans le ciel. Là-haut. Loin de la réalité. Dans une autre réalité. Exactement là où il voulait être. La salle CSA. Cette pièce n'était finalement pas un enfer. Cette déconnexion du réel n'était pas infernale, comme elles le sont d'habitude. C'était un paradis. Blanc, pur. Lucas et Art, deux anges. Un rendez-vous avec les nuages. Les nuages de la salle CSA. Un paradis étrange, un paradis ambiguë. Un paradis où on venait se tuer. Lentement. Volontairement. Fumée. Fumer. Cancer. « Fumer tue ». Alors pourquoi ? Depuis quand ? Combien de temps avant la mort ? Stop. Les sourcils froncés. Effrayé, Art demanda :

Tu as commencé à quel âge ? A fumer, je veux dire.

Une question qu'il regretta immédiatement, malgré son innocence. Indiscrétion. Un calcul mental qu'il n'avait pas envie de faire. Une mort à laquelle il n'avait pas envie de penser. Art n'avait jamais eu envie d'être de ces gens qui jugent, qui se mêlent de toutes ces choses qui ne les regardent pas. Qui ne les regarderont jamais. Mais Art avait peur. Tellement peur. Peur que Lucas s'envole. Qu'il parte, trop tôt, qu'il doive lui aussi s'en aller un jour. Au paradis, le vrai paradis, pas celui de la salle CSA. Un paradis sans Art. Le vrai paradis. Celui où Art n'était pas invité. Pas encore.

Malgré la maladresse de sa question, Lucas y répondit. Comme si Art lui avait posé une question banale, comme s'il lui avait demandé l'heure. "13 ans. C'est tôt 13 ans. Ses poumons doivent déjà être bien encrassés". C'était ce qu'Art se disait, ce à quoi il pensait en ce moment. Des pensées horribles, négatives, qui soudain ne lui appartenaient plus. Comme si ce n'était pas celle d'Art, mais de cette autre personne à nouveau... Cette horrible personne. Non, il ne fallait pas, c'était mauvais. Et pourtant, en réponse à la question de Lucas, les mots d'Art sortirent tous seuls. Des mots horribles, cassants, dans sa bouche...

Pour rien, pour rien. C'est juste que je connaissais quelqu'un qui fumait. Mais elle est complètement morte du cancer mainte...

Sa main qui vient se poser sur sa bouche avant qu'il ne puisse finir sa phrase. Cette phrase horrible. Le choc. Causé par sa propre voix. Art avait été surpris par ses propres paroles. Par leur spontanéité. Par leur nonchalance. Par la manière dont elles étaient sortis de sa bouche. Par la façon dont il avait évoqué la mort. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Il ne le savait pas lui-même. Il ne savait plus. Il était debout. Là. Au milieu de cette pièce, perdu. Et tout à coup, tout semblait tourner autour de lui. Les choses étaient floues, l'image de Lucas était devenue trouble. Elle tournoyait devant ses yeux. Alors ses paupières se fermaient et ses yeux piquaient. Ils brûlaient.

La main toujours sur la bouche. Misérable. Comme si toute la honte de Monde venait de lui tomber dessus, comme une pluie acide. Les larmes coulaient automatiquement de ses yeux fermés. Qu'est-ce qui t'as pris, abruti ?! Dégage de là ! Dégage. Crise de panique. Hyperventilation. Tout cette fumée dans ses poumons... Il n'était plus là, maintenant. Il n'était plus dans la salle CSA, il avait oublié qu'il était devant Lucas. Ses genoux étaient faibles, ils tremblaient. Ses paupières s'ouvrent à nouveau, mais cette fois, son regard est vide. Plongé dans le vide. Il ne voit rien. Sa main se décolle de sa bouche et son pouls s'accélère. Colère. Reprends le contrôle, allez. Tu peux le faire.

Alors il essuya ses larmes d'un revers de manche et se mit à cligner des yeux plusieurs fois, comme quand la lumière est trop forte. Et au fur à mesure qu'il clignait, les murs blancs réapparaissaient. Peu à peu, ils redevenaient clairs. Peu à peu, tout arrêta de tourner. Sa respiration se ralentit. Et Art était à nouveau dans la salle CSA. À nouveau devant Lucas. Il était calmé. Il avait repris le contrôle. Un silence. Long. Maladroit. Tout est normal. Tout va bien. Et enfin, enfin, il avait osé l'affronter. La réalité. Il plongeait maintenant ses yeux dans ceux de Lucas. Ses yeux étaient la réalité. Et son regard ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Il fallait qu'il lui explique. Même s'il ne savait pas non plus. Qu'il s'excuse. Même s'il n'était pas désolé.

P-pardon, j… J'aurais pas du dire ça.

Après les excuses et les explications d'Art vint la honte. Encore une fois l'envie de s'enfoncer sous Terre. Comme lorsqu'il l'avait appelé Lucaca. Cette impression d'avoir fait la plus grosse des boulettes du Monde. Là, devant Lucas. Un Lucas qui semblait être encore plus bouleversé qu'il ne l'était. Encore plus surpris que lui après son instant de flou. Son instant de perte de contrôle totale. Lucas semblait chercher une issue. Il semblait vouloir s'enfuir, mais s'il s'en allait, alors Art perdrait son point d'ancrage à la réalité. Alors il ne fallait pas. Il ne fallait pas que Lucas parte. Non, ne pars pas, insulte moi si tu veux. Dis moi que je suis fou, bizarre, mais ne pars pas. Reste et parle.

Et comme il le voulait, les mots de Lucas sortirent. Mais ils n'étaient pas blessants, comme il les avait imaginé. Non, les mots de Lucas étaient vrais. Étrangement vrais. Peu importe combien ça faisait mal, Lucas avait raison. Entièrement raison. La vie est trop courte. L'existence est mal pensée. Mal calculée. Une question de timing, de mauvais timing. On naît. On a à peine le temps de faire quelques trucs sur Terre qu'on est déjà morts. Partis. Parce qu'on est que de passage dans le Monde. Et la fin du séjour, la fin de l'histoire, de notre histoire... Elle peut se trouver partout. A chaque coin de rue et même au pied d'un lit d'arrière grand-mère. La fin nous surprend. On ne sait pas. On ne saura jamais quand la vie s'arrêtera. Mais on doit être prêt.

Lucas avait raison. Lucas se mit à rire. Lucas éclata de rire. Et Lucas avait ce rire. Un rire tellement contagieux, tellement communicatif qu'Art ne put s'empêcher de rire avec lui. Le rire de Lucas était frais. Pourquoi ne l'avait-il pas entendu plus tôt ? Pourquoi ne l'entendait-il que maintenant ? Ce rire, qui arrivait à arrêter le temps. Il arrivait à tout faire oublier. Art riait, et il avait oublié la cause de son rire. Il avait complètement oublié ce qui l'avait provoqué. Mais il riait avec Lucas. Leurs rires résonnaient à l'unisson dans la salle CSA. Pourquoi Lucas ne riait-il pas plus souvent ? Son rire était si magique. Il avait tout effacé. La honte. Le deuil. La douleur. Partis. Il n'y avait plus rien. Que le rire. La libération.

Et ainsi, Art et Lucas avaient ri longtemps. Un peu trop longtemps, compte tenu du fait qu'ils avaient ri de la mort... Rire de la mort. La mort de l'arrière grand-mère de Lucas. Art n'aurait jamais pu s'imaginer faire ça un jour. Il ne croyait pas pouvoir un jour parler de la mort comme ça. Entendre des mots aussi horribles et en rire. Mais la salle CSA semblait l'avoir changé. Lucas l'avait changé. Finalement, peut-être qu'ensemble, ils étaient horribles. Cruels. Sans cœur. Monstrueux de rire autant pour ça. Mais tout ce qui importait, c'était qu'ils avaient ri. Et le rire était une puissante liberté.

Je suis désolé pour ton arrière grand-mère. C'est trop con, mais y'a pire. Enfin, je veux dire, t'as du entendre parler du gars qui s'est noyé dans de la bouse d'un éléphant, après lui avoir donné des laxatifs. Tu serais dégouté de mourir comme ça, toi ? Moi, je pense que je serais juste... content d'avoir fait rire les gens en mourant.

On avait pu entendre son sourire dans sa voix. Il avait parlé sans réfléchir. Il s'était laissé allé encore une fois. Mais cette fois, il ne le regretta pas. Parce que plus rien ne semblait important dans la salle CSA. Personne ne le verrait, personne ne l'entendrait. Personne à part Lucas. Soudain, ils n'y avaient plus qu'eux deux. Des monstres heureux. Alors, pour conclure son aveu, Art avait ri. Encore. Un autre fou rire. Ce n'était pas drôle. La mort n'était pas drôle. La mort était tragique. Douloureuse. C'était horrible. La douleur était horrible. Mais il riait. Et ils avaient ri. Et plus rien d'autre n'importait...