De ces après-midis où personne ne faisait rien. Ou au moins rien d'assez intéressant pour en parler. De ces après-midis où certaines personnes se couchent, se reposent sans être fatigués. S’ennuient tellement qu'aller se coucher semble être la chose la plus pertinente qu'ils puissent faire. De ces après-midis où personne ne parlait dans la chambre. Ce silence qui planait, comme si tout avait déjà été dit. Comme s'ils se connaissaient déjà tous par cœur. Ce n'était pas le cas.

Ce n'était pas le cas, parce que, cet après-midi, dans cette chambre, à côté d'Art, il y avait Peter. Peter, le jeune homme extravagant qui était arrivé vêtu d'une serviette le premier soir de l'aventure. Peter, à côté duquel Art dormait depuis la première nuit. Et Peter, à qui Art n'avait encore jamais réellement parlé. Peter, qu'Art ne connaissait que très superficiellement. Mais cet après-midi, tout ça allait changer. Art l'avait décidé.

Parce que cet après-midi, Peter et Art étaient de ces gens qui étaient allé se coucher d'ennui. Ils étaient allongés, tous les deux, dans leurs lits respectifs et voisins. Silencieux. Et depuis cinq longues minutes, Art était en train de peser mentalement le pour et le contre. Devait-il risquer de parler à Peter en premier ? Peter voulait-il qu'il le laisse tranquille ? Faire le premier pas... Art n'avait jamais fait ça avant Secret Story. Il ne l'avait honnêtement même jamais envisagé. Alors ces pensées ne lui ressemblaient pas. Plus rien ne lui ressemblait.

Mais heureusement, jusqu'à aujourd'hui, ses envies soudaines et inhabituelles de partager, de parler, avaient toujours été récompensées par un échange passionnant, avec des gens toujours intéressants. Alors très fort, il espérait que Peter soit l'exception qui prouvera la règle. Il se redressa, s'assit dans son lit et se lança. Briser le silence de cet après-midi morte :

Euh... Tu veux... qu'on fasse quelque chose ? Du genre une forteresse avec nos coussins et nos matelas...

Maladresse, mais jusque-là, rien n'était nouveau. Chaque seconde qu'il passait à attendre la réponse de Peter semblait durer une éternité. Chaque seconde le fit regretter un peu plus son audace. Sa gaminerie. Deux secondes et il se sentait déjà complètement ridicule. Trois secondes et il se détestait, il les détestait, lui, son sourire idiot et cette excitation soudaine. Trop spontané. Tenter de sauver le coup. Maladresse encore.

Ou... autre chose, enfin je veux dire, c'est comme tu veux.

Un soupir exaspéré. Un rejet. Faire face à ce dos, comme un retour à la réalité. Rejet, la réalité comme un coup de massue derrière la tête au moment où Art s'y attendait le moins. Et maintenant, il avait cette impression que le monde entier venait de s'écrouler sous ses pieds, cette envie qu'un piano tombe du paradis, pour l'enfoncer 58 pieds sous terre. Rejet. Cette voix qui lui murmurait : "Mais qu'est-ce qui t'a pris de croire que tu pouvais être comme tout le monde ? Espèce d'abruti". Cette voix, la Réalité, cruelle. Venue pour lui rappeler à quel point il avait été idiot d'y avoir encore trop cru. Rejet. Il était abasourdi. La douleur viendrait plus tard.

La douleur ne viendrait jamais. Parce qu'il s’apprêtait à fuir, quitter la chambre, le plus vite possible, disparaître, se cacher, loin, quelque part. Mais il comprit. C'était une blague. Juste une blague. Pas de rejet. Juste une blague. Peter était d'accord, il voulait bien être un enfant avec lui le temps d'un après-midi. Peter avait souri. Un sourire, auquel Art avait répondu par un autre sourire. Un sourire immense sur son visage contrarié. Jamais quelqu'un n'avait été aussi heureux de recevoir un coussin à la tête. Il était comblé. La douleur ne viendrait jamais. Parce que Peter n'allait pas être une mauvaise expérience. Parce que Peter était cool.

Cool. Combien de fois avait-il loupé un moment comme celui-là ? Combien de personnes cools comme Peter n'avait-il jamais rencontré ? Combien de fois était-il passé à côté d'une opportunité comme celle-là ? Combien de ces instants avait-il manqué, parce qu'il était trop fermé ? Trop timide. Trop désespéré, trop Art. Combien ?! Plus jamais. C'était fini. Révolu. Oser. Art avait envie d'oser. De faire le plus de forteresses possible. Avec le plus de gens cools possible. Va te faire foutre, "Réalité". Avec un rire, il rendit son coussin à Peter. Un lancer précis, qui lui atterit également en pleine tête.

Oh, pardon ! Mais bien sûr que tu peux être le chef de la garde royale, moi je serais euh... la princesse dans la tour.

En parlant, Art sauta hors de son lit comme un enfant le matin de Noël. Et en un geste, il avait sorti son matelas du cadre de son lit. Son matelas qu'il coucha, horizontalement, sur sa largeur, avant de venir le glisser entre le lit de Peter et le sien. Le premier mur du château. Pas très haut, pas très menaçant, mais un mur tout de même. Il entreprit ensuite de faire un tour rapide dans la chambre pour rassembler le plus d'oreillers possibles. Une dizaine, qu'il plaça sur les lattes de son lit sans matelas à défaut de leur avoir trouvé une utilité.

On devrait essayer de mettre ton matelas en équilibre sur le mien, pour faire un espèce de... toit. Parce que là, notre château peut encore se faire attaquer par voie aérienne !

Partager un instant d'insouciance. Loin des banalités, loin de tout. Deux jeunes hommes qui, pour le temps d'un après-midi, avaient décidé ensemble de construire une forteresse de coussins. De jouer à la princesse et au chef de la garde royale. De se réunir pour laisser libre cours à leur imagination. Puéril pour certains, cet instant était pourtant plus que magique pour Art. Debout, immobile, rêveur, il regardait Peter s'activer pour essayer de construire un toit avec son matelas, de concrétiser cette idée absurde qu'ils avaient eu de construire un château dans les chambres de la Maison des Secrets. Son sourire toujours aux lèvres, Art le regardait se démener, empilant en vain des coussins pour en faire des murs.

Oh non, pas déjà ! Il vient à peine de naître !

Et pourtant si, leur château était bel et bien en train de s'effondrer. Les fondations de leur histoire imaginaire n'étaient pas aussi solides qu'Art les avait imaginé. Tiré de sa rêverie par son appel au secours, il se précipita pour venir en aide à son colocataire avant que ce dernier ne se retrouve englouti par deux matelas et un milliard de coussins. Mais si Peter était hors de danger, on ne pouvait pas en dire autant de leur château. Les matelas étaient tombés, renversant avec eux les montagnes de coussins que Peter avait soigneusement construites...

Mais ça n'en était pas assez pour qu'Art se décourage. Pour qu'il abandonne son idée. Pour qu'il renonce à leur moment. Il se mit à reformer les piles de coussins, les unes après les autres, pendant que Peter s'occupait de l'accident des matelas. Sur les lits vides de matelas se trouvaient maintenant à nouveau deux murs faits de quatre grandes piles de coussins par lit. Et doucement, Art vint retirer une de ces piles. Ce trou au milieu d'un de leur mur de coussin serait l'entrée de leur château. Pas de pont-levis, pas de fossé ni de remparts. Juste un petit trou à peine assez large pour que Peter et Art puissent s'y faufiler. Pour qu'ils puissent enfin pénétrer dans le château qu'ils avaient construit en collaboration.

Tant pis pour le toit. On se fera bombarder, mais au moins, on pourra voir le ciel depuis l'intérieur du château !

Et comme pour prouver ses dires, Art se glissa (non sans difficulté et sans déranger une des piles) par la petite ouverture qu'il avait faite avant, entre deux piles de coussins. Une fois à l'intérieur, il rit. Ça y était. Il était dans leur château. Il s'assit en tailleur sur le sol, dans l'espace entre leurs deux lits. Ça y était ; autour de lui se trouvaient les quatre murs de leur château. Quatre murs, ou plutôt deux lits remplis de coussins, un matelas et un seul vrai mur solide. Il avait laissé de la place pour que Peter s'asseye à côté de lui, mais il ne l'attendit pas pour commencer à contempler le plafond qui leur servait de ciel. Imagination.

Il y avait quelqu'un. A nouveau. Quelqu'un avec qui il pouvait partager, sans que rien ne compte plus. Quelqu'un qui ne souciait pas qu'il soit différent. Qu'il soit à part. Quelqu'un qui le voyait, lui, et pas ce qu'il était. Ce qu'il avait été. Quelqu'un qui ne jugeait pas, qui ne brûlait pas, qui brûlait un peu, juste pour rigoler. Peter. Avec qui Art pouvait être qui il voulait. Il pouvait être Art, ou ne pas l'être, ça semblait lui être égal. Et pour la première fois depuis des années, Art se sentait infiniment libre. Libre de faire ce qu'il voulait. Et libéré de tous ces poids qu'il portait constamment avant cet après-midi.

Tout envolé. Cet après-midi, avec Peter, Art était libre d'observer un ciel imaginaire. De rire à gorge déployée sans raison apparente. Libre d'agir de façon bizarre, libre de se lever et de saluer de la main un peuple imaginaire par dessus un mur de coussin. Libre de jouer à la princesse sans avoir peur qu'on aille le buzzer "homosexuel". Libre de faire toutes ces choses et tellement d'autres… Oui. Il était libre. Libre d'y croire. Sans que personne ne vienne tout ruiner. "Art, tu dois te reconnecter à la réalité". Ouais, c'est ça, va te faire foutre ! Debout dans leur château fictif, après son salut royal, Art pointa un index vers le plafond et déclara, faussement effrayé :

En parlant de dragon... en voilà un, là ! Attention, garde, votre tête !

Et d'un mouvement, il se baissa, un bras sur la tête, comme si un dragon venait de survoler de très près leur château. Un dragon violet foncé, avec sur son dos, un des soldats de la garde royale. Une garde royale dont il venait encore une fois de sauver le chef. Et dans cette réalité altérée, tout semblait tellement réel, tellement vrai qu'Art avait presque pu entendre le bruit du vent dans ses oreilles. Les ailes du dragon qui battaient. Un "woosh" imaginaire. Un moment réel. Un autre éclat de rire. Vrai. Honnête. Et il s'assit à nouveau dans cette étroite forteresse qu'il aimait tant. Un air soudain très sérieux. Dans la réalité.

Merci Peter.

Ces deux mots, prononcés dans un souffle. Deux mots dans la réalité. C'était tout. Tout ce qui était sorti et tout ce qui avait besoin de sortir. Juste ce merci. Franc. Juste ça. Mais secrètement, Art espérait que Peter sache tout ce qui se cachait derrière ce merci. Qu'il arrive à lire dans ses yeux le reste de sa phrase. "Merci d'avoir construit avec moi la meilleure forteresse de coussins que le Monde ait connu. Mais merci aussi de m'accepter. Merci d'être là. Merci de m'avoir libéré. Merci pour ce moment, merci pour tous les autres qui arriveront. Merci infiniment. Je te dois tellement."

"Merci, Peter." Un moment de réalité, en dehors de leur jeu de rôle. Un moment où ils n'étaient plus la princesse et le chef de la garde royale. Un moment où ils n'étaient plus qu'Art et Peter. Juste eux. Simplement. Un moment vrai. Sincère et honnête. Toujours assis à même le sol de son château, Art, la princesse, avait ce sourire idiot sur le visage. Ce sourire enchanté qu'Art, le vrai Art, sortait généralement quand il finissait une toile. Oui. Peter et lui venaient de finir une toile. Ensemble, ils avaient peint une géante forteresse de coussins. Et une petite amitié.

Ils avaient été récompensés par la Voix. De l'argent, 1000 euros chacun, pour ce côté enfant qu'ils avaient réussi à garder. Mais Art avait déjà été récompensé. Ce moment avait été sa récompense. Ce moment qui n'était pour Peter qu'un moyen de combler l'ennui de cet après-midi sans folie. Ce moment voulait dire beaucoup pour Art. Il voulait dire énormément, et tout l'or du Monde ne sera jamais équivalent. Cet après-midi, Art avait gagné bien plus que 1000 euros. Avec Peter, il venait de partager un des meilleurs moments de son aventure. Avec Peter. Alors qu'il n'espérait rien de leur échange. Rien qu'un refus.

Mais ça n'avait pas été le cas. Il n'y avait pas eu de refus et il s'était amusé. Ils s'étaient tellement amusés à jouer ensemble. Peut-être un peu trop longtemps pour deux jeunes hommes ayant passé la vingtaine, mais ce n'était pas important. Plus rien ne l'était. Art se tourna vers son colocataire et lui fit un mouvement d'épaule. Un mouvement de sourcils, un petit rire et ce mouvement d'épaule qui voulait dire "not bad". A nouveau, c'était Art qui avait agi. Le vrai Art, pas la princesse. Peut-être que le jeu était fini. Oui. Il n'était plus possible pour eux de jouer le jeu maintenant qu'il avait été interrompu. Maintenant que Peter et lui s'étaient déconnectés. Maintenant qu'Art avait été "reconnecté à la réalité".

Le jeu était fini, et quand même, Art prit la peine d'utiliser la porte de leur château pour en sortir. La "vraie" porte. Il aurait pu renverser et piétiner le matelas qui formait leur mur, mais il avait fait l'effort de se faufiler (non sans difficulté et sans déranger une des piles de coussins) par la porte. La vraie fausse porte de leur vrai faux château. Comme pour prolonger le jeu encore un peu. Comme pour rejeter la réalité, la vérité irrémédiable. La vérité que le jeu était fini. Les mains sur les hanches, il constatait maintenant l'étendu du désordre. Les matelas, les coussins… Un soupir. Et ses paroles vinrent encore une fois rejeter la fin du jeu. Ses paroles, comme des enfants capricieux, qui refusaient d'arrêter de jouer.

Bon, on a du pain sur la planche pour démolir cette forteresse. On devrait demander à l'autre garde désobéissant avec son dragon, de tout ranger pour nous. Ça sera sa punition.